Le quatrième argument de
Fulda retient plus particulièrement notre attention : « de nombreuses
déclarations des premiers Pères de l’Eglise » appuieraient la mort de
Jésus sur un poteau (Appendice, p. 1703, 5e paragraphe, lignes 20 –
23). Est-ce vrai ???
Nous répondons à cette question en cherchant dans les œuvres mêmes des Pères apostoliques et des Pères d'Eglise.
1)
Le témoignage
des écrits chrétiens du premier siècle de l’Eglise (an 33 – 135)
Nous avons lu in extenso l’ensemble de
la littérature chrétienne du premier siècle après la crucifixion de Jésus pour
relever toutes les citations de la croix.
Nous nous intéressons particulièrement à sa forme : s’agit-il du poteau
ou de la croix avec traverse ? Nous
avons étudié chaque mention de la croix dans son contexte. Voici la liste des œuvres étudiées, leur
datation, le nombre des mentions de la croix, et s’il y a une information quant
à sa forme, nous n’avons indiqué.
Œuvres (1)
|
Datation
|
Nombre de
citations de la « croix »
|
Indication
quant à la forme
|
Didachè
|
60
|
0
|
-
|
Première
épître de Clément
|
96
|
0
|
-
|
Les
7 lettres d’Ignace d’Antioche
|
110
|
8
|
1
fois
|
Deuxième
épître de Clément
|
120
|
0
|
-
|
Fragments
de Papias
|
130
|
0
|
-
|
Epître
de Barnabé
|
130
(ou +/- 75 ?!)
|
10
|
1
fois
|
Lettres
de Polycarpe aux Philippiens
|
135
|
2
|
-
|
Le
pasteur d’Hermas
|
135
|
1
|
-
|
Même quand les premiers auteurs
chrétiens ne citent pas explicitement la « croix », ils parlent du
« sang de Jésus-Christ » qui a offert « sa chair » et
« sa vie » pour ceux qui croient (1 Clément 7 : 4, 21 : 6,
49 : 6). Avant l’an 110, Ignace
affirme la réalité historique de la mort de Jésus : « Véritablement
percé de clous pour nous en sa chair, sous Ponce Pilate et Hérode le
tétrarque. Et c’est au fruit de la
croix, à sa divine et bienheureuse passion que nous devons d’exister. »
(Lettre aux Smyrniotes, 1.2, cf. Lettre aux Tralliens 9.2). La mort de Jésus leur permet de mettre
l’accent sur sa résurrection, dont la réalité corporelle est mise en évidence
(Lettre aux Smyrniotes, 3. 1 – 3). La
mort de Jésus est largement confirmée, la croix est mentionnée par Ignace dans
5 de ses 7 lettres, puis 10 fois par Barnabé.
Par contre, ce n’est pas la forme de la croix qui préoccupe les auteurs :
l’importance est que Jésus a donné sa chair et son sang pour notre salut, pour
nous attirer à Dieu (1 Clément 7 : 4).
Dans toutes les citations de la
« croix », ainsi que celles moins fréquentes du « bois »
sur lequel Jésus est mort (p.ex. Barnabé 5.13 et 12.7), aucune indication n’est
donné sur la forme, sauf à deux
occasions :
Ignace d'Antioche |
a)
Ignace dans sa
lettre aux Ephésiens 9 : 1
Voici
la citation d’Ignace :
« Vous
êtes les pierres du temple du Père. Vous avez été élevés jusqu’au faîte par
l’engin de Jésus-Christ, qui est la croix, et par le câble du Saint-Esprit. »
Le père apostolique utilise une
terminologie chère aux chrétiens, celle de « pierres vivantes »
(cf. 1 Pierre 2 : 5) qui se mettent ensemble pour former la maison
spirituelle de Dieu. Ignace emploi
l’exemple d’un engin, c’est-à-dire d’une grue qui hisse les pierres à la bonne
hauteur pour construire la maison de Dieu.
Il compare la croix à une grue de
son temps.
La forme exacte de la grue n’est pas
décrite, mais quelques questions nous aideront :
1)
Peut-il
s’agir d’une grue avec poteau incliné ou
même mobile ? Tout le monde affirme que Jésus a été crucifié sur un
poteau ou une croix vertical, une grue avec poteau inclinée est donc exclue.
2)
Cette grue pouvait-elle être un simple poteau vertical ? Il est impossible de hisser des pierres ou
autre
matériaux juste contre un poteau vertical.
Celui-ci ne peut être concerné par la pensée d’Ignace.
Grue militaire reproduite dans une des oeuvres de Juste Lipse |
3)
Quelle
est la possibilité restante : celle d’une grue composé d’un poteau vertical et d’une barre horizontale qui
permettait d’un côté de lever les matériaux, et de l’autre côté de
l’actionner. Nous ne pouvons pas dire
plus, dans cette discussion il suffit d’affirmer qu’Ignace comparaît la croix
de Jésus à une grue composée d’un poteau verticale et d’une barre
horizontale. Voici l’illustration d’une
grue antique par Juste Lipse
b) Barnabé dans son épître au chapitre 9 : 8
Ce passage dans l’épître de Barnabé
explicite la forme de la croix de Jésus. Voici la citation :
« « Et Abraham, est-il dit,
circoncit dix-huit et trois cents hommes de sa maison. » Quelle connaissance
lui avait-il donc été accordée ? Apprenez-le. Il
nomma d’abord dix-huit puis, séparément, trois cents. Dix-huit s’écrit Iota (dix), êta
(huit). Cela fait Jésus, IÊSOUS.
La croix en forme de T devait
apporter la grâce. Il ajoute donc Trois cents. Il exprime Jésus par deux lettres, la croix
par la troisième. » (Barn. 9.8).
Pour l’auteur, il s’agit d’une
interprétation de Genèse 14 : 14 où les 318 serviteurs d’Abraham sont
mentionnés. La valeur numérique de 18
représente Jésus, le chiffre 300, valeur numérique de la lettre Tau (T),
représente la croix. Jésus devait donc
mourir sur la croix en forme de T. Nous
pouvons ne pas partager le raisonnement de Barnabé (de toute façon son argument
ne tient pas car le texte original est rédigé en hébreu, pas en Grec), ce qui
est clair c’est qu’il indique que la croix de Jésus avait la forme de T (crux commissa). La façon non-polémique dont il parle de ce
sujet démontre que bon nombre de chrétiens de son temps concevaient bien la
croix sous cette forme.
Datation : l’épître de
Barnabé est difficile à dater, elle se situe quelque part entre la destruction
de Jérusalem en l’an 70 et la révolte de Bar-Kokheba en 132. Deux écoles existent : ceux qui datent
l’épître tardivement vers l’an 130, et d’autres qui la situent au milieu des
années 70 (cf. J.A.T. Robinson, Redating the New Testament). Il est impossible de trancher avec
certitude. De toute façon, moins d’un
siècle après la mort de Jésus, l’épître de Barnabé nous apprend que pour les
chrétiens de son temps la croix avait une barre transversale.
Autre fait significatif, pendant tout le
premier siècle qui suit la mort de Jésus, aucun auteur chrétien ne représente
la croix sous forme de poteau !
Résumé
des 100 ans qui suivent la mort de Jésus :
1)
Il n’y a aucune
mention de la forme du poteau comme instrument de supplice de Jésus
2)
La citation
d’Ignace exclut le poteau
3)
Les citations
d’Ignace et de Barnabé attestent que les chrétiens concevaient la croix avec
traverse
4)
Datation :
de façon évidente la croix avec averse est attestée peu avant l’an 110 pour
Ignace et vers l’an 130 pour Barnabé. Il
est pourtant possible que l’épître de Barnabé date du milieu des années 70,
mais dans l’état actuel des connaissances c’est impossible de l’affirmer.
5)
La première
mention évidente de la croix avec traverse, celle d’Ignace, se situe plus de 140 ans avant « le milieu du IIIe
siècle » mentionné dans l’appendice !
2) Le témoignage
des Pères d’Eglise du second siècle de l’histoire de l’Eglise (135 – 230)
Puisque
la littérature est beaucoup plus abondante durant cette époque, nous avons
cherché les références des passages où les Pères dissertent sur la croix, pour
les étudier dans leur contexte. (2)
Justin
Martyr dans
son Dialogue avec Tryphon, rédigé entre
l’an 150 et 155, donne deux indications précieuses par rapport à la croix de
Jésus.
La première est celle de Moïse soutenu
par Aaron et Hur qui « priait Dieu, les
mains étendues de chaque côté … cette attitude qui imitait la croix ». Pour Justin, la position de Moïse les mains
étendues préfigure Jésus les mains étendues, ce qui correspond à la croix avec
tranverse. Il se base sur les
« Ecritures de Moïse », particulièrement sur Exode 17 : 9 -
12. Pour Justin, Jésus – représenté par
« le signe de la croix » de Moïse – a permis aux Israélites de gagner
la bataille. (Dial. 90, 4 – 5, la pensée était déjà évoquée par Barnabé 12. 1 -
3).
La deuxième indication est la mention du
taureau avec ses cornes dans la bénédiction de Joseph en Deutéronome 33 :
17. Il la cite d’après la version
grecque de la Septante où il est question des « cornes de celui qui n’a
qu’une corne ». La corne unique représente la croix : « Les cornes de l’unicorne … : la pièce
de bois unique est verticale, sa partie supérieure s’élevant en corne lorsque l’autre pièce de bois s’y trouve ajustée ». Les cornes au pluriel représentent les
extrémités de la poutre horizontale : « de chaque côté, comme des cornes adjointes à cette corne unique apparaissent les
extrémités. » C’est à partir d’un
texte du Pentateuque que Justin affirme que la croix de Jésus était composée
d’une poutre verticale et d’une autre poutre horizontale, croix manifestement
en forme de T. Nous recommandons la
lecture de l’ensemble des paragraphes 86 – 96 du Dialogue avec Tryphon).
Irenée
de Lyon, vers l’an 180, décrit la croix de la façon suivante : « La structure de la croix présente cinq
extrémités, deux en longueur, deux en largeur et, au centre, une cinquième sur
laquelle s’appuie le crucifié. » (Contre les Hérésies, Livre 2.
24,4). Le grand apologète décrit ici la crux immisca : les deux extrémités
du poteau vertical, les deux extrémités de la barre horizontale et le sedile au
milieu de la croix. C’est la première mention explicite de la
« croix latine ».
Signalons que pour Irénée les
textes des 4 Evangiles sont essentiels et suffisent pour connaître la
vérité sur Dieu. Il est aussi significatif
de savoir qu’Irénée était un disciple de Polycarpe qui lui a connu l’apôtre
Jean, seul apôtre dont le nom est mentionné devant la croix de Jésus.
Tertullien |
Tertullien,
vers l’an 197,
parle du Christ sous l’image d’un taureau mentionné en Deutéronome 33 : 17 :
« Ce taureau mystérieux, c'est
Jésus-Christ, juge terrible pour les uns, rédempteur plein de mansuétude pour
les autres. Ces cornes, ce sont les extrémités de la croix; ... Enfin, l'oryx à la corne unique, désigne le
tronc de l'arbre sur lequel il s'étendra. » (3)
Il décrit la croix comme composé d’une barre horizontale avec des extrémités,
et d’une poutre verticale. Dans la même
phrase, il cite le mât du navire avec sa vergue comme
image de la croix du
Seigneur. Dix ans plus tard, dans son
livre Contre Marcion, il commente Dt. 33 : 17 : « Par cet animal
était signifié le Christ … lui dont les cornes devaient être les extrémités de la croix (4) (et
effectivement, dans la traverse qui est une partie de la
croix, les extrémités s’appellent cornes) ;
quant à la corne unique, elle devait être la barre au milieu du poteau.
Car c’est par cette puissance de la croix et en étant pourvu de cette sorte de
cornes … » (4). Il se sert du même argument que Justin, mais avec quelques
nuances. Manifestement, pour Tertullien
la croix de Jésus était composée du poteau vertical surmonté d’une traverse
horizontale. C’est ce qu’il confirme
quelques chapitres plus loin où il mentionne le signe Tau dans le prophète
Ezéchiel (9 : 4) : « Il s’agit de la lettre grecque Tau, de notre lettre T, en forme de croix
… » (5). Tertullien représente la croix comme un poteau vertical surmontée
de la traverse, il s’agit de la crux
commissa en forme de T. Jamais
Tertullien parle de la croix comme d’un poteau simple (cf. d’autres mentions de
la croix : 1. 25, 3 ; 2. 27, 2 ; 3. 11, 9 ; 18 et 19, 23. 3
et 5, et dans d’autres livres). La
pratique de signer les chrétiens par la croix mentionnée par Tertullien montre
que la forme de la croix est largement adoptée par les chrétiens et sans doute
depuis une période assez longue.
navire grec |
Clément d'Alexandrie |
Clément
d’Alexandrie, décédé vers 215, écrit dans les Stromates 6. 84,3
« Or, par sa forme, la lettre qui
représente 300 est, dit-on, une figure du signe du Seigneur … ». Il reprend le même raisonnement que Barnabé
dans son épître : la lettre qui représente le chiffre 300 est le Tau grec
comme préfiguration de la croix de Jésus.
Sa terminologie « dit-on » atteste que la conception de la
croix de Jésus en forme de T était largement répandue. Il ne l’a pas seulement appris de l’épître
de Barnabé, le « dit-on » démontre qu’une bonne partie des chrétiens
égyptiens concevait la croix de Jésus en forme de T.
Origène |
3) Le témoignage d’Origène
Origène, grand théologien et bibliste de
l’Eglise d’Alexandrie en Egypte, puis en Césarée en Israël, mort entre 252 et
254 suite aux tortures subies sous la persécution de l’empereur Dèce, écrit
dans son commentaire sur Ezéchiel 9 : 4 que le Tau est la forme de la
croix (Selecta In Ezech. 9 : 4 (M.13.801A). Nous avons cité ce texte d’après la Patristic
Greek Lexicon de Lampe.
Résumé :
1) Durant les
années 135 – 250, plusieurs Pères d’Eglises mentionnent explicitement la croix
avec traverse : généralement représentée sous forme de T (Justin,
Tertullien, Origène, à la suite de Barnabé), seul Iréné la représente sous la
forme de la « croix latine ».
2) Ces
« Pères » représentent toutes
les régions : Barnabé (Moyen-Orient), Justin Martyr (Rome), Irénée (Lyon),
Tertullien (Carthage), Origène (Alexandrie/Césarée), ce qui indique que la
croix avec traverse était adoptée par toutes les Eglises dans toutes les
régions.
3) La forme de la
croix est discutée à partir de textes bibliques. Nous pouvons avoir nos réserves par rapport à
leur lecture typologique, mais il reste que la source essentielle pour les
auteurs était le texte biblique. Une
autre source est la tradition orale, comme Irénée, disciple de Polycarpe qui a
connu Jean, seul apôtre mentionné de nom devant la croix.
4)
Il n’y a aucune
perception d’influence païenne comme source de la croix en forme de T ou de
croix latine.
5)
Aucun Père
d’Eglise ne représente la croix sous forme d’un poteau simple.
Tableau récapitulatif
Date
|
Forme de la croix
|
Auteur
|
Œuvre
|
75 ?
|
T
|
Barnabé
|
Epître
de Barnabé
|
110
|
avec
traverse
|
Ignace
|
Ephésiens
9 : 1
|
130
|
T
|
Barnabé
|
Epître
de Barnabé
|
155
|
T
|
Justin
Martyr
|
Dialogue
avec Typhon
|
180
|
U
|
Irénée
|
Contre
les Hérésies
|
197
207
|
T
|
Tertullien
|
Contre
les Juifs
Contre
Marcion
|
215
|
T
|
Clément
d’Alexandrie
|
Stromates
|
220
|
avec traverse
|
Minucius
Felix
|
Octavius
|
250
|
T
|
Origène
|
Commentaire
Ezéchiel
|
Conclusions :
Dès
les écrits chrétiens les plus anciens, dès plus de 140 ans avant le milieu du 3e
siècle, dans toutes les régions de l’Empire Romain les auteurs chrétiens
affirment explicitement que Jésus a été cloué sur une croix avec traverse. La forme la plus souvent retenue est celle du
T, Irénée retient la croix latine, Ignace et Minucius Felix indiquent seulement
que la croix avait une traverse. Leur
source principale est la Bible, sans doute aussi la tradition orale. Les Pères d’Eglise ne mentionnent jamais le
poteau simple comme instrument de supplice
Contre Fulda et la citation dans l’Appendice, nous affirmons que les
nombreuses déclarations des premiers Pères d’Eglise attestent que Jésus a
souffert sur une croix avec traverse.
(1) Les
Pères apostoliques, Ecrits de la primitive Eglise. Traduction et introduction de France Quéré,
Editions du Seuil, 1980, 253 p. Le
Pasteur Hermas, Robert Joly, Paris 1986.
(2)
A Patristic
Greek Lexicon, G.W.H. Lampe, Oxford 1961.
(3)
Contre
les Juifs chapitre X, § 2.
(4) Contre
Marcion Livre III.18, 4, Tertullien, Sources Chrétiennes N° 399 par René Braun,
Le Cerf, Paris 1994 (texte latin à gauche, texte français à droite)
(5)
Contre
Marcion Livre III. 22, 5 et 6.