mardi 26 août 2014

Chapitre 8 : Les Pères de l’Eglise ont-ils enseigné que Jésus était cloué sur un poteau ?

Le quatrième argument de Fulda retient plus particulièrement notre attention : « de nombreuses déclarations des premiers Pères de l’Eglise » appuieraient la mort de Jésus sur un poteau (Appendice, p. 1703, 5e paragraphe, lignes 20 – 23).  Est-ce vrai ??? 

Nous répondons à cette question en cherchant dans les œuvres mêmes des Pères apostoliques et des Pères d'Eglise.

1)      Le témoignage des écrits chrétiens du premier siècle de l’Eglise (an 33 – 135)

Nous avons lu in extenso l’ensemble de la littérature chrétienne du premier siècle après la crucifixion de Jésus pour relever toutes les citations de la croix.  Nous nous intéressons particulièrement à sa forme : s’agit-il du poteau ou de la croix avec traverse ?  Nous avons étudié chaque mention de la croix dans son contexte.  Voici la liste des œuvres étudiées, leur datation, le nombre des mentions de la croix, et s’il y a une information quant à sa forme, nous n’avons indiqué.

Œuvres (1)
Datation
Nombre de citations de la « croix »
Indication quant à la forme




Didachè
  60
  0
-
Première épître de Clément
  96
  0
-
Les 7 lettres d’Ignace d’Antioche
110
  8
1 fois
Deuxième épître de Clément
120
  0
-
Fragments de Papias
130
  0
-
Epître de Barnabé
130 (ou +/- 75 ?!)
10
1 fois
Lettres de Polycarpe aux Philippiens
135
  2
-
Le pasteur d’Hermas
135
  1
-

Même quand les premiers auteurs chrétiens ne citent pas explicitement la « croix », ils parlent du « sang de Jésus-Christ » qui a offert « sa chair » et « sa vie » pour ceux qui croient (1 Clément 7 : 4, 21 : 6, 49 : 6).  Avant l’an 110, Ignace affirme la réalité historique de la mort de Jésus : « Véritablement percé de clous pour nous en sa chair, sous Ponce Pilate et Hérode le tétrarque.  Et c’est au fruit de la croix, à sa divine et bienheureuse passion que nous devons d’exister. » (Lettre aux Smyrniotes, 1.2, cf. Lettre aux Tralliens 9.2).  La mort de Jésus leur permet de mettre l’accent sur sa résurrection, dont la réalité corporelle est mise en évidence (Lettre aux Smyrniotes, 3. 1 – 3).  La mort de Jésus est largement confirmée, la croix est mentionnée par Ignace dans 5 de ses 7 lettres, puis 10 fois par Barnabé. 

Par contre, ce n’est pas la forme de la croix qui préoccupe les auteurs : l’importance est que Jésus a donné sa chair et son sang pour notre salut, pour nous attirer à Dieu (1 Clément 7 : 4). 

Dans toutes les citations de la « croix », ainsi que celles moins fréquentes du « bois » sur lequel Jésus est mort (p.ex. Barnabé 5.13 et 12.7), aucune indication n’est donné sur la forme, sauf à deux occasions :

Ignace d'Antioche

a)        Ignace dans sa lettre aux Ephésiens 9 : 1

Voici la citation d’Ignace :

« Vous êtes les pierres du temple du Père.  Vous avez été élevés jusqu’au faîte par l’engin de Jésus-Christ, qui est la croix, et par le câble du Saint-Esprit. »

Le père apostolique utilise une terminologie chère aux chrétiens, celle de « pierres vivantes » (cf. 1 Pierre 2 : 5) qui se mettent ensemble pour former la maison spirituelle de Dieu.  Ignace emploi l’exemple d’un engin, c’est-à-dire d’une grue qui hisse les pierres à la bonne hauteur pour construire la maison de Dieu.  Il compare la croix à une grue de son temps.

La forme exacte de la grue n’est pas décrite, mais quelques questions nous aideront :
1)             Peut-il s’agir d’une grue avec poteau incliné ou même mobile ? Tout le monde affirme que Jésus a été crucifié sur un poteau ou une croix vertical, une grue avec poteau inclinée est donc exclue.
2)             Cette grue pouvait-elle être un simple poteau vertical ? Il est impossible de hisser des pierres ou
Grue militaire reproduite dans une des oeuvres
de Juste Lipse
autre matériaux juste contre un poteau vertical
.  Celui-ci ne peut être concerné par la pensée d’Ignace.                         
3)             Quelle est la possibilité restante : celle d’une grue composé d’un poteau vertical et d’une barre horizontale qui permettait d’un côté de lever les matériaux, et de l’autre côté de l’actionner.  Nous ne pouvons pas dire plus, dans cette discussion il suffit d’affirmer qu’Ignace comparaît la croix de Jésus à une grue composée d’un poteau verticale et d’une barre horizontale.  Voici l’illustration d’une grue antique par Juste Lipse

b)       Barnabé dans son épître au chapitre 9 : 8

Ce passage dans l’épître de Barnabé explicite la forme de la croix de Jésus. Voici la citation :

« « Et Abraham, est-il dit, circoncit dix-huit et trois cents hommes de sa maison. » Quelle connaissance lui avait-il donc été accordée ? Apprenez-le.  Il  nomma d’abord dix-huit puis, séparément, trois cents.  Dix-huit s’écrit Iota (dix), êta (huit).  Cela fait Jésus, IÊSOUSLa croix en forme de T devait apporter la grâce.  Il ajoute donc Trois cents.  Il exprime Jésus par deux lettres, la croix par la troisième. » (Barn. 9.8). 

Pour l’auteur, il s’agit d’une interprétation de Genèse 14 : 14 où les 318 serviteurs d’Abraham sont mentionnés.  La valeur numérique de 18 représente Jésus, le chiffre 300, valeur numérique de la lettre Tau (T), représente la croix.  Jésus devait donc mourir sur la croix en forme de T.  Nous pouvons ne pas partager le raisonnement de Barnabé (de toute façon son argument ne tient pas car le texte original est rédigé en hébreu, pas en Grec), ce qui est clair c’est qu’il indique que la croix de Jésus avait la forme de T (crux commissa).  La façon non-polémique dont il parle de ce sujet démontre que bon nombre de chrétiens de son temps concevaient bien la croix sous cette forme. 

Datation : l’épître de Barnabé est difficile à dater, elle se situe quelque part entre la destruction de Jérusalem en l’an 70 et la révolte de Bar-Kokheba en 132.  Deux écoles existent : ceux qui datent l’épître tardivement vers l’an 130, et d’autres qui la situent au milieu des années 70 (cf. J.A.T. Robinson, Redating the New Testament).  Il est impossible de trancher avec certitude.  De toute façon, moins d’un siècle après la mort de Jésus, l’épître de Barnabé nous apprend que pour les chrétiens de son temps la croix avait une barre transversale. 

Autre fait significatif, pendant tout le premier siècle qui suit la mort de Jésus, aucun auteur chrétien ne représente la croix sous forme de poteau !

Résumé des 100 ans qui suivent la mort de Jésus :
1)        Il n’y a aucune mention de la forme du poteau comme instrument de supplice de Jésus
2)        La citation d’Ignace exclut le poteau
3)        Les citations d’Ignace et de Barnabé attestent que les chrétiens concevaient la croix avec traverse
4)        Datation : de façon évidente la croix avec averse est attestée peu avant l’an 110 pour Ignace et vers l’an 130 pour Barnabé.  Il est pourtant possible que l’épître de Barnabé date du milieu des années 70, mais dans l’état actuel des connaissances c’est impossible de l’affirmer.
5)        La première mention évidente de la croix avec traverse, celle d’Ignace, se situe  plus de 140 ans avant « le milieu du IIIe siècle » mentionné dans l’appendice !

2) Le témoignage des Pères d’Eglise du second siècle de l’histoire de l’Eglise (135 – 230)

Puisque la littérature est beaucoup plus abondante durant cette époque, nous avons cherché les références des passages où les Pères dissertent sur la croix, pour les étudier dans leur contexte.  (2)
 
Justin Martyr

Justin Martyr dans son Dialogue avec Tryphon, rédigé entre l’an 150 et 155, donne deux indications précieuses par rapport à la croix de Jésus. 

La première est celle de Moïse soutenu par Aaron et Hur qui « priait Dieu, les mains étendues de chaque côté … cette attitude qui imitait la croix ».  Pour Justin, la position de Moïse les mains étendues préfigure Jésus les mains étendues, ce qui correspond à la croix avec tranverse.  Il se base sur les « Ecritures de Moïse », particulièrement sur Exode 17 : 9 - 12.   Pour Justin, Jésus – représenté par « le signe de la croix » de Moïse – a permis aux Israélites de gagner la bataille. (Dial. 90, 4 – 5, la pensée était déjà évoquée par Barnabé 12. 1 - 3). 

La deuxième indication est la mention du taureau avec ses cornes dans la bénédiction de Joseph en Deutéronome 33 : 17.  Il la cite d’après la version grecque de la Septante où il est question des « cornes de celui qui n’a qu’une corne ».  La corne unique  représente la croix : « Les cornes de l’unicorne … : la pièce de bois unique est verticale, sa partie supérieure s’élevant en corne lorsque l’autre pièce de bois s’y trouve ajustée ».  Les cornes au pluriel représentent les extrémités de la poutre horizontale : « de chaque côté, comme des cornes adjointes à cette corne unique apparaissent les extrémités. »  C’est à partir d’un texte du Pentateuque que Justin affirme que la croix de Jésus était composée d’une poutre verticale et d’une autre poutre horizontale, croix manifestement en forme de T.  Nous recommandons la lecture de l’ensemble des paragraphes 86 – 96 du Dialogue avec Tryphon). 
 
Irénée de Lyon

Irenée de Lyon, vers l’an 180, décrit la croix de la façon suivante : « La structure de la croix présente cinq extrémités, deux en longueur, deux en largeur et, au centre, une cinquième sur laquelle s’appuie le crucifié. » (Contre les Hérésies, Livre 2. 24,4).  Le grand apologète décrit ici la crux immisca : les deux extrémités du poteau vertical, les deux extrémités de la barre horizontale et le sedile au milieu de la croix.  C’est la première mention explicite de la « croix latine ».  Signalons que pour Irénée les  textes des 4 Evangiles sont essentiels et suffisent pour connaître la vérité sur Dieu.  Il est aussi significatif de savoir qu’Irénée était un disciple de Polycarpe qui lui a connu l’apôtre Jean, seul apôtre dont le nom est mentionné devant la croix de Jésus. 

Tertullien
Tertullien, vers l’an 197, parle du Christ sous l’image d’un taureau mentionné en Deutéronome 33 : 17 : « Ce taureau mystérieux, c'est Jésus-Christ, juge terrible pour les uns, rédempteur plein de mansuétude pour les autres. Ces cornes, ce sont les extrémités de la croix; ...  Enfin, l'oryx à la corne unique, désigne le tronc de l'arbre sur lequel il s'étendra. » (3) Il décrit la croix comme composé d’une barre horizontale avec des extrémités, et d’une poutre verticale.  Dans la même phrase, il cite le mât du navire avec sa vergue comme

navire grec 
image de la croix du Seigneur.  Dix ans plus tard, dans son livre Contre Marcion, il commente Dt. 33 : 17 : « Par cet animal était signifié le Christ … lui dont les cornes devaient être les extrémités de la croix (4) (et effectivement, dans la traverse qui est une partie de la croix, les extrémités s’appellent cornes) ; quant à la corne unique, elle devait être la barre au milieu du poteau.  Car c’est par cette puissance de la croix et en étant pourvu de cette sorte de cornes … » (4). Il se sert du même argument que Justin, mais avec quelques nuances.  Manifestement, pour Tertullien la croix de Jésus était composée du poteau vertical surmonté d’une traverse horizontale.  C’est ce qu’il confirme quelques chapitres plus loin où il mentionne le signe Tau dans le prophète Ezéchiel (9 : 4) : « Il s’agit de la lettre grecque Tau, de notre lettre T, en forme de croix … » (5). Tertullien représente la croix comme un poteau vertical surmontée de la traverse, il s’agit de la crux commissa en forme de T.  Jamais Tertullien parle de la croix comme d’un poteau simple (cf. d’autres mentions de la croix : 1. 25, 3 ; 2. 27, 2 ; 3. 11, 9 ; 18 et 19, 23. 3 et 5, et dans d’autres livres).  La pratique de signer les chrétiens par la croix mentionnée par Tertullien montre que la forme de la croix est largement adoptée par les chrétiens et sans doute depuis une période assez longue.

Clément d'Alexandrie

Clément d’Alexandrie, décédé vers 215, écrit dans les Stromates 6. 84,3 « Or, par sa forme, la lettre qui représente 300 est, dit-on, une figure du signe du Seigneur … ».  Il reprend le même raisonnement que Barnabé dans son épître : la lettre qui représente le chiffre 300 est le Tau grec comme préfiguration de la croix de Jésus.  Sa terminologie « dit-on » atteste que la conception de la croix de Jésus en forme de T était largement répandue.   Il ne l’a pas seulement appris de l’épître de Barnabé, le « dit-on » démontre qu’une bonne partie des chrétiens égyptiens concevait la croix de Jésus en forme de T.

Origène
3) Le témoignage d’Origène

Origène, grand théologien et bibliste de l’Eglise d’Alexandrie en Egypte, puis en Césarée en Israël, mort entre 252 et 254 suite aux tortures subies sous la persécution de l’empereur Dèce, écrit dans son commentaire sur Ezéchiel 9 : 4 que le Tau est la forme de la croix (Selecta In Ezech. 9 : 4 (M.13.801A).  Nous avons cité ce texte d’après la Patristic Greek Lexicon de Lampe.

Résumé :

1)   Durant les années 135 – 250, plusieurs Pères d’Eglises mentionnent explicitement la croix avec traverse : généralement représentée sous forme de T (Justin, Tertullien, Origène, à la suite de Barnabé), seul Iréné la représente sous la forme de la « croix latine ».
2)   Ces « Pères »  représentent toutes les régions : Barnabé (Moyen-Orient), Justin Martyr (Rome), Irénée (Lyon), Tertullien (Carthage), Origène (Alexandrie/Césarée), ce qui indique que la croix avec traverse était adoptée par toutes les Eglises dans toutes les régions.
3)     La forme de la croix est discutée à partir de textes bibliques.  Nous pouvons avoir nos réserves par rapport à leur lecture typologique, mais il reste que la source essentielle pour les auteurs était le texte biblique.  Une autre source est la tradition orale, comme Irénée, disciple de Polycarpe qui a connu Jean, seul apôtre mentionné de nom devant la croix.
4)        Il n’y a aucune perception d’influence païenne comme source de la croix en forme de T ou de croix latine.
5)        Aucun Père d’Eglise ne représente la croix sous forme d’un poteau simple.

Tableau récapitulatif

Date
Forme de la croix
Auteur
Œuvre
  75 ?
T
Barnabé
Epître de Barnabé
110
avec traverse
Ignace
Ephésiens 9 : 1
130
T
Barnabé
Epître de Barnabé
155
T
Justin Martyr
Dialogue avec Typhon
180
U
Irénée
Contre les Hérésies
197
207
T
Tertullien
Contre les Juifs
Contre Marcion
215
T
Clément d’Alexandrie
Stromates
220
avec traverse
Minucius Felix
Octavius
250
T
Origène
Commentaire Ezéchiel

Conclusions :

Dès les écrits chrétiens les plus anciens, dès plus de 140 ans avant le milieu du 3e siècle, dans toutes les régions de l’Empire Romain les auteurs chrétiens affirment explicitement que Jésus a été cloué sur une croix avec traverse.  La forme la plus souvent retenue est celle du T, Irénée retient la croix latine, Ignace et Minucius Felix indiquent seulement que la croix avait une traverse.  Leur source principale est la Bible, sans doute aussi la tradition orale.  Les Pères d’Eglise ne mentionnent jamais le poteau simple comme instrument de supplice  Contre Fulda et la citation dans l’Appendice, nous affirmons que les nombreuses déclarations des premiers Pères d’Eglise attestent que Jésus a souffert sur une croix avec traverse.

(1)      Les Pères apostoliques, Ecrits de la primitive Eglise.  Traduction et introduction de France Quéré, Editions du Seuil, 1980, 253 p.  Le Pasteur Hermas, Robert Joly, Paris 1986.
(2)          A Patristic Greek Lexicon, G.W.H. Lampe, Oxford 1961.
(3)          Contre les Juifs chapitre X, § 2.
(4)        Contre Marcion Livre III.18, 4, Tertullien, Sources Chrétiennes N° 399 par René Braun, Le Cerf, Paris 1994 (texte latin à gauche, texte français à droite)

(5)          Contre Marcion Livre III. 22, 5 et 6.